Dans la société de surveillance, ne pas se tromper d'ennemi
David Legrand a publié sur Next INpact un bel édito, argumenté, appelant à un démantélement de Google.
Il y a quelques jours, Usbek et Rica tenait peu ou prou le même discours.
Le président de l'ARCEP, Sébastien Soriano, appelle même à ne plus se poser la question de la pertinence du démantèlement de la firme de Mountain View. Pour lui, l'heure est - déjà - à débattre des modalités.
Qwant, dont l'ADN est le refus du traçage des utilisateurs, a produit un clip publicitaire qui se veut alarmiste.
Un tel unanimisme, certes tardif et limité à un certain microcosme, réveille toujours en moi un réflexe de suspicion...
Qui souhaite que sa vie soit entièrement transparente ? Que le moindre de ses actes soit publicisé, exploité ? Qui veut de cette abolition de sa vie privée ?
La réponse semble être : beaucoup de monde, si l'on en juge par le succès des enceintes connectées telles que "Google Home" ou "Amazon Echo". Que sont-elles d'autre que des microphones fonctionnant 24/24, qui écoutent le moindre de vos soupirs, ne serait-ce que pour détecter la prononciation de leur mot d'activation, envoyant ce qu'ils veulent aux serveurs de ces sociétés ?
Je me souviens de mon effroi quand LinkedIn est apparu. Quel outil d'espionnage de nos vies professionnelles, me suis-je dit. On ne m'y prendra pas. Aujourd'hui, comme beaucoup d'autres, je gère mon profil, comme une vitrine où je mets ce qui m'arrange. Déjà en 2009, Jean-Marc Manach se demandait si « Big Brother » n'était pas « un truc de vieux »...
A contrario, quand je vais sur Amazon ou un autre site de commerce, j'aime qu'on me reconnaisse et que l'on me fasse des suggestions pertinentes. Ce qui est loin d'être acquis, les ratages risibles étant encore nombreux.
J'aime également les innombrables outils et contenus que me met à disposition Google. Merci pour TensorFlow, Angular, etc. Merci à Amazon d'avoir popularisé la location de services de stockage, de calcul, etc.
Je déteste, par contre, les "boîtes noires" et autres dispositifs d'écoute massive, intrusive, hors de tout contrôle réel, déployés par les détenteurs du monopole de la force : les États.
Quel est l'adversaire prioritaire des défenseurs des libertés numériques aujourd'hui ? Celui qui nous propose de poser volontairement des micros (et demain des caméras ?) chez nous ? Ou celui qui cède à toutes les demandes des services spéciaux, paniqué par la crainte de ne pas avoir l'air d'en faire assez ?
Il est paradoxal de voir Google attaqué en premier lieu, alors qu'il est un des principaux contributeurs - en tous cas bien plus que les autres GAFAM - d'outils ouverts. Tout comme il est saisissant de voir une telle passion pour la fiscalité s'appliquant à Google sans évoquer la plupart des autres multinationales, également friandes de dispositifs sophistiqués d'évasion, pardon d'optimisation.
Je suis utilisateur de Qwant depuis quelques mois. Par réflexe anti-monopolistique. Par goût de l'exploration régulière d'alternatives. Pas pour qu'on ne me recommande pas des contenus ou des articles pertinents. Et je trouve bien excessif ce rejet de tout traçage, quel qu'en soit la finalité.
Plutôt qu'au démantèlement d'un acteur qui a contribué bien plus que notre vieil État et ses élites paresseuses à notre capacitation numérique, il me semblerait bien plus utile de consacrer et de faire respecter quelques principes fondamentaux.
Neutralité des réseaux. L'ARCEP serait probablement mieux inspirée de s'attaquer à l'énorme avantage que confère à Orange la maîtrise des infrastructures historiques de génie civil.
La puissance publique, nationale ou supranationale, serait bien plus utile en faisant en sorte que le consentement des internautes soit réellement requis et respecté, et que la proportionnalité des collectes aux usages soit réelle.
L'État devrait réguler bien plus finement les pratiques d'un acteur comme Apple qui, sous couvert de protection de nos vies privées, modifie ses produits pour pousser encore plus vers la publicité "in app" et "connectée".
La puissance publique, enfin, devrait réellement soutenir le développement d'alternatives respectueuses, par leur conception, de nos libertés. Et, peut-être, interdire tout simplement la vente de micro espions installables, même volontairement, à domicile. Il y a quelques jours, l'Allemagne interdisait la vente de montres connectées pour enfants...
Alors que la France se montre, à travers les alternances, incapable d'affirmer une simple priorité au logiciel libre, dilapide notre argent dans des éléphants blancs comme le "cloud souverain", ne pratique qu'un open data "canada dry" (et ne parlons même pas de la transparence des algorithmes) ou, bien pire encore, approuve la vente de systèmes d'écoute à l'échelle d'un pays à des régimes autoritaires, comme le rappelaient encore récemment reflets.info et Libération, l'urgence semble plutôt de reconfigurer cet appareil d'État manifestement défaillant, voire prédateur.