L'assassinat d'une partie de la rédaction de Charlie Hebdo a été un choc. Cabu, Wolinski, notamment. Pas des gens que j'avais le plaisir de fréquenter, mais au moins celui de les lire depuis tant d'années. Cabu, notamment, toutes les semaines dans le "Canard Enchaîné". Sans parler de ses dessins dans "Récré A2" quand j'étais petit.

Choc, d'abord, devant l'acte en tant que tel. J'essaye d'avoir en tout temps du recul, voire du décalage. C'est une bonne protection contre certaines absurdités, contre certains abus. Là, pendant les 30mn qui ont suivi l'annonce des meurtres, je n'en ai juste pas été capable.

Choc, ensuite, devant les réactions. A la fois positif du nombre de réaction. Mais, surtout, négatif, devant leur nature. La cérémonie aux Invalides... Les cloches de Notre Dame et une messe... Pour une partie de la rédaction de Charlie Hebdo ? Vraiment ? Mais à quel point sommes-nous perdus, à quel point les mots ont-ils perdu tout sens ?

Charlie Hebdo, faut-il le rappeler, ou plutôt l'apprendre à des millions de personnes qui déclarent soudain "Je suis Charlie", n'est pas un cousin de Valeurs Actuelles ou un opuscule de jésuites. Charlie Hebdo s'en prend depuis toujours aux religions, à toutes les religions (même s'il se préoccupait bien sûr moins d'Islam dans les années 70 que dans les années 2000...). Charlie Hebdo est également pacifiste, anti-militariste. Charlie Hebdo est laïc, républicain et engagé de longue date contre le FN, lançant même à une époque une pétition pour demander l'interdiction de ce parti et comptant plusieurs litiges avec lui ou ses dirigeants.

D'où un autre choc, devant le culot décidément sans borne de Marine Le Pen qui feint de s'offusquer que l'on puisse la trouver indésirable dans une manifestation d'hommage... Vraiment ??? Et choc devant la masse de grands bêtas pour lesquels les compteurs sont tout le temps remis à zéro et qui semblent vivre dans un monde de Bisounours où la "gentille dame blonde exclue du système" aurait bien sûr sa place à un hommage à Cabu...

Choc, encore, devant les images de la manifestation. Choc positif du nombre de personnes - j'aurais aimé en être si la fièvre ne m'avait cloué chez moi. Mais choc également devant la nature de l'hommage. J'ai tiqué dès le jour de la tuerie sur le slogan "Je suis Charlie". Autant de centaines de milliers de personnes qui pensent rendre un hommage à un déconstructeur de symbole comme Charlie en en faisant un symbole... C'est flippant. Le pire est encore quand ils chantaient la "Marseillaise". Non que je dédaigne l'exercice... Mais en hommage à ces gens la... Vraiment ???

J'ose à peine le dire mais... Je ne suis pas Charlie. Je les ai beaucoup lus dans les années 90. Je me souviens particulièrement d'un numéro "spécial JMJ" titré "L'obscurantisme envahit la ville lumière" qui remettait quelques pendules à l'heure en pleine cathomania (subventionnée par la gauche au pouvoir...). Je me souviens également d'un reportage de Cavanna au Puy du Fou qui m'avait littéralement fait pleurer de rire. Depuis l'époque Val, je les aimais moins. Beaucoup moins. Je n'ai pas acheté un "Charlie" depuis au moins 10 ans. Je ne suis pas Charlie non plus parce que je n'ai certainement pas leur courage. Je ne me vois pas dire comme Charb que je préfère mourir debout. Contrairement à lui, j'ai une femme, des enfants. Je suis prêt à me battre, mais pas à me faire trouer la peau pour un bon mot. Je ne me sens pas au niveau de Charlie, et son humour était de moins en moins le mien.

En définitive, ce qui me choque le plus, à part les morts proprement dites, c'est l'absence de repères dont tout ce que j'énumère ci-dessus me semble être la traduction. Si notre réaction collective à l'assassinat d'une bandes d'anars et de gauchistes est de défiler en chantant la Marseillaise (côté "peuple") et de faire un hommage aux Invalides (côté "élites"), on est vraiment, vraiment mal. Cela montre, je pense, que nous n'avons plus grand chose qui ressemble à un "vivre ensemble", pas de culture commune nous permettant de réagir positivement.

Après cela, quelle réponse trouver ? Elle n'est certainement pas dans un "Patriot Act" à la française. Elle n'est pas dans le rétablissement des frontières : les terroristes étaient français. Elle est peut-être dans un accroissement des moyens des "services secrets", notamment pour analyser les informations déjà collectées. J'ai trouvé Alain Bauer percutant sur ce thème, estimant que la France disposait de beaucoup d'informations sur les terroristes et d'équipes de haut niveau pour réagir après les attentats, mais qu'il manquait des moyens pour analyser cette masse d'information et y réagir. Dans tous les cas, cela ne reste qu'une réaction au problème. Notre vrai problème a plutôt sa traduction dans les réactions observées dans les établissements scolaires lors de la minute de silence en hommage aux victimes. Les enfants, plus ou moins grands, ne sont le plus souvent que le décalque de leurs parents. Pour que certains en soient à perturber un hommage ou à estimer que "ils l'ont bien cherché", il faut tout de même un sacré fossé entre "eux" et "nous".

Non, la vraie bataille est culturelle, au sens le plus large. Retrouver quelques éléments de culture commune passera par l'éducation, mais pas uniquement. Cela ne peut pas suffire pour tous ceux qui sont déjà grands. Les artistes, les intellectuels, les commentateurs autorisés (ou non) ont un rôle important à jouer. Ainsi que les anonymes, comme toi, lecteur, et moi, scribaillon de ce blog. Nous ne devons plus rien laisser passer, plus rien céder sur le terrain de la laïcité. De la laïcité tout court. Pas la positive de Sarko ni sa version dévoyée version soupe au cochon. Nous ne devons plus non plus laisser le moindre espace aux islamophobes. Ne plus tolérer les discours sur ces populations non intégrables qui n'auraient pas vocation à rester en France (dédicace à Eric Zemmour et... Manuel Valls). C'est, quelque part, faire vraiment de la politique. Pas en glissant un bulletin dans une urne à quelques années d'intervalle. Mais en défendant des valeurs, une manière de vivre, des choix au quotidien. Il faudrait idéalement que se concrétise le projet de "Parlement des invisibles" de Pierre Rosanvallon.

De cela, de cette réappropriation du commun pourra découler "le reste". Sur son blog, Dominique Boullier a fait une liste en 11 points que j'aurais aimer écrire et à laquelle je souscris. Pour en faire ne serait-ce qu'un seul, il faudra un sacré sursaut politique. Recréer une vraie offre politique et les conditions d'un vrai choix, autre que la fausse opposition entre un Hollande et un Sarkozy d'accord sur l'essentiel. Avoir enfin un jour un dirigeant capable, comme le maire d'Oslo après la tuerie de 2011, de déclarer que Nous allons punir le coupable. La punition, ce sera plus de générosité, plus de tolérance, plus de démocratie.

Et, dans l'immédiat, ne pas accepter que l'on donne le droit aux forces de l'ordre d'écouter ou de censurer n'importe qui sans qu'un vrai contre-pouvoir indépendant existe. 3,7 millions de personnes ont, paraît-il, manifesté pour la liberté d'expression. Je doute qu'elles appelaient à un remake français de "La Vie des Autres"...

Les survivants de Charlie Hebdo nous donnent déjà du boulot avec leur dernière couverture, qui déchaînent les passions dans certains pays... Comme le tirait avec cette ironie que j'adore le Canard Message de Cabu : "Allez les gars, ne vous laissez pas abattre !"