De retour de la table ronde sur la neutralité du net
« @lpenet @pcinpact Si j'ai bien compris, cette "table ronde" n'a servi strictement à rien, si ce n'est jouer la montre ? #netneut »
Cette question de @PierreCol sur twitter m'a incité à préparer une réponse un peu plus développée.
Contextualisons un peu. Pierre Col n'est pas n'importe qui. C'est un de ces vétérans du net français que l'on classe amicalement dans la catégorie des «dinos», de ceux qui connaissent et font le net depuis longtemps, bien plus longtemps que son adoption par le grand public. Pierre Col était d'ailleurs l'un des experts consultés par l'ARCEP lors de son grand colloque sur la neutralité du net du... 13 avril 2010. Si lui me pose cette question, cela vaut la peine que je prenne une heure de mon temps pour tenter de répondre posément.
Commençons par du positif. La ministre déléguée en charge du numérique (je raccourcis l'intitulé afin que vous ne décrochiez pas) décide de prendre à bras le corps le sujet de la neutralité du net. L'annonce par les membres de son cabinet est aguicheuse. On va «enfin» réunir tout le monde, «vraiment» parler et «enfin» passer à l'action. Belle promesse !
Là où le bât blesse, c'est que l'attitude de Fleur Pellerin ce mardi matin n'a pas été à la hauteur. Elle n'a, quelque part, eu que le tort de perpétuer les pratiques de ses prédécesseurs, de droite comme de gauche : organiser un machin où on invite tout le monde, venir à la fin pour conclure et recueillir les quelques applaudissements que l'on réserve toujours au Ministre, par politesse et aussi parce que la France reste le pays de Louis XIV où les réflexes de Cour et de culte du Chef sont prégnants. Mais les temps ont cependant malgré tout un peu changé. Une conférence twittée est un exercice très délicat pour un politique. On est bien plus facilement ironique que constructif en 140 caractères. Quand, en prime, la promesse initiale n'est pas tenue, cela ne peut que très très mal tourner.
Là où le bât blesse également, c'est que notre ministre déléguée s'est exprimée pendant la campagne présidentielle sur ce sujet, et sur d'autre sujets liés, comme l'export d'armes numériques inlassablement relancé par l'ami @bluetouff et ses collègues de reflets.info. Là où il blesse encore, c'est que le vernis communicationnel craque vite. Le ton du changement ne saurait suffire. Comme le dit très justement Guillaume Champeau, tout cela a un côté terriblement années 90 et ce n'est juste plus possible. Une communication plus sobre, l'affichage d'une ambition plus modeste aurait peut-être entraîné d'autres réactions.
Autre point positif : le contenu de cette demi-journée était très bon. La première partie, plus politique, rassemblait des intervenants de haut niveau, qui se sont tous efforcés d'apporter au débat sans tomber dans les guéguerres partisanes. La seconde partie doit beaucoup aux interventions du GESTE, de l'ASIC et surtout d'Octave Klaba. Benjamin Bayart était très bien, comme souvent, mais l'apport d'Octave en tant que DG d'un des premiers hébergeurs mondial m'a semblé décisif. On n'a jamais, à ma connaissance, aussi bien parlé de peering et de transit dans une réunion grand public que pendant cette seconde table ronde. Cette table ronde aura également été l'occasion d'un joli démontage de l'argumentation sur l'asymétrie des échanges. J'ai moi aussi écrit sur ce blog il y a déjà bien longtemps et plus récemment que l'important n'est pas dans les volumes échangés, mais dans la valeur échangée. Mais quel plaisir de l'entendre brillamment exposé, ainsi que la perversion de la dénonciation de cette asymétrie alors que l'accès internet grand public français a été conçu pour être asymétrique. Rappelons-le : ce n'était pas une contrainte technique, mais un choix, et Octave Klaba a jeté un joli pavé dans la mare en rappelant que l'ARCEP bloque le déploiement de technologies grands publics plus symétriques «pour ne pas perturber le marché». Cerise sur le gâteau : Pascal Rogard et les adeptes de la neutralité «dans le respect du droit d'auteur» n'étaient pas là. Ouf.
Il est d'autant plus malheureux que la ministre, qui convoque cette réunion en promettant d'écouter tout le monde, ne se libère que vers 11h, pour interrompre la seconde table ronde par son intervention, en commençant par expliquer qu'elle était retenue ailleurs par des choses importantes et s'excusait de devoir s'en aller avant la fin du fait d'autres obligations. Quelle incroyable maladresse, dont Fleur Pellerin est hélas coutumière, et que son cabinet ne l'aide manifestement pas à éviter. Au vu du désastre communicationnel, Fleur Pellerin a «miraculeusement» réussi à se libérer pour rester plus longtemps que prévu. Tiens, c'était donc possible...
Seconde maladresse, continuer son intervention par un «j'ai bien écouté les interventions» (erf) «il me semble qu'il y a en fait un consensus» (re-erf). La ligne de partage entre les telcos, représentés par la FFT, et les autres acteurs était pourtant manifeste. Non, il n'y a pas consensus. Ceux qui portent le plus visiblement atteinte à la neutralité du réseau ne veulent pas d'un encadrement de leurs pratiques. C'est clair, net. C'est un conflit avéré depuis plusieurs années. Il revient maintenant au politique de prendre ses responsabilités et de trancher. À nouveau, madame la Ministre n'est ici qu'une «vraie hollandaise» (pas une batave, une compagne de route de notre président) en prétendant ne voir qu'accord et consensus là où il faudrait avoir le courage de trancher et d'agir.
Troisième maladresse, annoncer demander au Conseil National du Numérique en cours de nomination son avis sur la pertinence d'une législation en la matière. Lorsque les parlementaires de tous bords présents, qui bossent ce dossier précis depuis au moins trois ans, et la quasi-totalité des acteurs sauf ceux qui sont le plus pointés du doigt estiment urgent de le faire, il est assez hallucinant de prétendre reprendre le dossier à zéro. Je me demande d'ailleurs s'il faut parler de maladresse ou d'arrogance propre à certains grands corps... Il est encore plus maladroit de prétendre demander un avis à un conseil dont les membres sont nommés par le gouvernement en toute opacité, et où on ne retrouve pour l'instant que des personnalités «d'une certaine couleur». S'ils sont pour la plupart brillants et si je tiens certains d'entre eux en très haute estime, ce n'est pas nous tenir, nous, les citoyens, en très haute estime que de tenter de nous faire croire que des personnes aussi proches du pouvoir et ainsi nommées vont se prononcer en toute indépendance. Je ne peux que regretter à nouveau au passage que le gouvernement n'ait pas préféré opter pour un «Forum des Droits sur l'Internet» 2.0 revu et amélioré, contrôlé par ses adhérents, à un relooking express du machin sarkoziste qui prétend lui succéder.
Quatrième maladresse : aucun représentant des internautes n'était à la seconde table ronde. On pourra arguer que Benjamin Bayart sait porter leur parole. Il n'était cependant là qu'à titre de FAI associatif. Pourquoi diable l'UFC que choisir n'était-elle pas présente ? Ou la CLCV, Reporters Sans Frontières, etc.
Cinquième maladresse : un long laïus dissociant laborieusement libertés fondamentales et enjeux économiques, combinant annonce de la saisine de ses collègues de l'intérieur et de la justice sur le volet «liberté d'expression» et reprenant bien des arguments de partisans d'atteintes à la neutralité du réseau «pour faire participer les éditeurs de services à la construction du réseau». Rappelons rapidement que les éditeurs de service construisent déjà leur part et que le métier des FAI (et c'est un métier bien rentable) est de construire et raccorder les derniers kilomètres. L'essentiel est ailleurs. J'ai eu la nette impression que l'on nous donnait à ronger un os de «libertés théoriques» qui serait rendues inopérantes par les atteintes à la neutralité esquissées au nom de l'économie. Peut-être faut-il voir ici la patte de son directeur de cabinet Sébastien Soriano. Sébastien, passé par l'ARCEP et l'Autorité de la Concurrence avant de devenir directeur de cabinet de Fleur Pellerin m'a laissé depuis longtemps l'impression de croire en la perfection du marché et en la puissance de sa main invisible. Ne lisez pas ici une attaque, Sébastien est un homme de qualité, mais son approche est à mon goût bien trop techno-économisante.
Sixième maladresse : alors que Fleur Pellerin évoque la «polémique twitter» dans son discours, vaguement apparentée au thème de la neutralité du net, elle esquive une question sur le DPI en arguant que la technologie est neutre, mais que seuls certains de ses usages sont répréhensibles. Dans l'absolu, ce discours est juste. Dans un contexte de vente d'armes numériques à la Libye et à d'autres pays ne brillant pas particulièrement par leur démocratie, cela évoque malheureusement le discours de Nikita Kroutchev sur la subjectivité de l'emploi des armes et le caractère «défensif» des missiles nucléaires déployés par l'Union Soviétique à Cuba. Non, on ne peut pas plus se laver les mains de l'export d'armes numériques à une dictature que de la vente de chars Leclerc ou d'avions Rafale...
Bref, du positif, indéniablement, de la part des intervenants, à défaut de nouveauté, si ce n'est la clarté et la force du message sur l'asymétrie et le peering. Mais une manière de gouverner et de communiquer datée, qui ne dénote aucun changement de pratique, et qui n'annonce aucune amélioration.
Soyons optimistes : le meilleure reste possible. Et, après une nouvelle déception, nous ne faisons qu'augmenter nos chances d'être agréablement surpris...
Commentaires
Superbe billet, juste une remarque, tu confonds bas et bât, bien que le premier puisse blesser aussi, par strangulation le plus souvent
Merci pour l'article.
On sent en effet que les arguments pro-neutralité s'affinent et gagnent en clarté avec le temps. Les non spécialistes pourront de plus en plus facilement choisirent de défendre (ou pas) la neutralité du réseau en connaissance de cause.
Mais quelle déception (encore) face au comportement des gouvernements sur ce sujet...
petite coquille sinon : "leur démocratique" : doit manquer un truc au milieu, non?