À propos de la neutralité du net, version 2013
La «neutralité du net» est revenue la semaine dernière sur le devant de la scène. Loin d'être confidentiel, ce sujet a déjà fait l'objet de nombreux débats et tables rondes ces quatre dernières années, sans même évoquer l'attention portée par les grands penseurs de notre époque, comme Lawrence Lessig, depuis bien plus de dix ans. Étudiée par l'autorité de régulation des communications électroniques et postales (l'ARCEP), la «neutralité» a également fait l'objet de rapports parlementaires, en France et à l'étranger, et de deux propositions de loi, dont l'une, celle de Christian Paul, a été inscrite à l'ordre du jour par le groupe socialiste et discutée en séance publique en mars dernier.
Le sujet est donc incontestablement déjà largement défriché. On peut donc se demander en quoi une n-ième table ronde est utile, fut-elle organisée par la Ministre en charge de l'Économie Numérique... Une régulation sur ce sujet étant, à mon avis, souhaitable, il convient, je pense, de se réjouir de cette irruption dans le débat grand public et de l'intérêt du gouvernement. On redécouvre certes l'eau chaude au passage, mais c'est le cas pour presque tous les grands combats politiques : cela prend du temps, et il faut réexpliquer, encore et toujours, pendant de longues années...
Plusieurs personnes étant revenues vers moi à ce sujet, j'ai trouvé opportun de produire ce billet, en espérant qu'il vous sera utile.
Plusieurs questions me semblent se poser :
- Qu'est-ce que la «neutralité du net» ?
- Quels sont les enjeux ?
- Quelles sont les intérêts en présence ?
- Que peut-il se passer ?
- Que faudrait-il faire ?
Qu'est-ce que la neutralité du net ?
La neutralité du net est, au sens strict, un principe de non-discrimination des communications électroniques pour des raisons autres qu'un réel impératif technique. La PPL examinée à l'hiver 2011 le définissait comme «l’interdiction de discriminations liées aux contenus, aux émetteurs ou aux destinataires des échanges numériques de données.»
Ce principe interdit, par exemple, à un FAI de favoriser les communications vers YouTube plutôt que DailyMotion. Il interdit également de favoriser artificiellement les échanges dans un protocole plutôt qu'un autre. Dans cet esprit, toutes les solutions de téléphonie sur internet doivent être traitées équitablement. Celle d'un fournisseur donné, par exemple Microsoft, ne doit pas être indûment favorisée.
Il est donc question ici de blocage, de filtrage et de bridage de communications, parfois suite à l'analyse en profondeur (DPI, «Deep Packet Inspection») de trafic. Le blocage est l'interruption complète de tout ou partie d'une communication. Les protocololes d'échange «de pair à pair» (P2P) sont ainsi encore souvent bloqués par les offres d'«accès internet mobile», ce qui est une atteinte évidente à la neutralité du net. Filtrer certains contenus peut également être une atteinte à la neutralité, lorsque ce filtrage est imposé par le réseau et non sous le contrôle des deux interlocuteurs de la communication électronique. Le cas du récent filtrage par Free des publicités est à cet égard ambiguë. S'il est bien appliqué par défaut, il reste cependant optionnel et peut être désactivé. S'il pose certains problèmes, la possibilité de le désactiver laisse à l'abonné la possibilité d'avoir un accès internet «neutre». Enfin, le bridage d'une communication peut constituer une atteinte à la neutralité du net. Un intermédiaire technique peut choisir de limiter le volume ou la vitesse des communications entre certains interlocuteurs. La vitesse de communication à YouTube, par exemple, peut être artificiellement limitée.
Quels sont les enjeux ?
Les enjeux les plus apparents sont économiques. Les réseaux de communications électroniques et tous ceux qui les utilisent ne fonctionnent, tout d'abord, hélas pas avec de l'amour et de l'eau fraîche. La question du financement de leur développement est posée de manière récurrente. Leur écosystème est complexe et comprend une grande diversités d'acteurs, de l'éditeur de services tel que Google au petit fournisseur d'accès local en passant par les grands opérateurs de transit, les sociétés proposant des services permettant de «rapprocher» les contenus de leurs «clients» («Content Delivery Network»).
L'enjeu est également de liberté d'expression et, au-delà, d'architecture de l'espace public. Les réseaux électroniques ne sont plus depuis longtemps le terrain de jeu des traders, de sociétés globalisées organisant leur production et leur logistiques sur de grandes distances et d'informaticiens. Elles font partie intégrante de la réalité des moins de 40 ans, de la réalité de «la petite poucette» de Michel Serres. Comme l'a très bien énoncé Lawrence Lessig, «Code is law» et l'architecture technologique conditionne autant nos échanges que l'urbanisme de nos villes contraint nos déplacements. Les cas les plus extrêmes d'atteinte à la neutralité du net relèvent de la censure, comme c'est le cas en Syrie ou en Chine. De manière plus subtile, n'autoriser que certains comportements, rendant les interlocuteurs plus passifs ou compliquant l'accès à certains services façonne notre environnement. Que l'accès à wikipedia soit par exemple rendu plus lent que celui à une autre encyclopédie, dont le contenu serait validé par l'Université en accord avec la puissance publique, ou à une copie de son contenu farci de publicité serait une atteinte caractérisée à la neutralité du net. Le fait que le moteur de recherche d'Orange renvoie sur une telle copie plutot que sur wikipedia est un exemple concret d'une telle atteinte.
Quels sont les intérêts en présence ?
Il y a, dans le désordre, tout d'abord les éditeurs de service. Google, DailyMotion, Amazon, Apple, etc. proposent des services en ligne à l'aide de lourdes infrastructures, comprenant à la fois de très nombreux ordinateurs et de bonnes capacités de connexion. On l'oublie trop souvent dans des discussions de comptoir sur l'internet, mais il y a deux côtés à un tuyau, et les éditeurs de service payent ou opèrent eux-même des réseaux de communication leur permettant d'atteindre leurs usagers.
Il y a, ensuite, les fournisseurs d'accès à internet. Ils sont le dernier maillon de la chaîne des intermédiaires techniques reliant l'internaute chez lui dans son salon au service auquel il souhaite se connecter. Ou qui permettent aux plus pointus de leurs abonnés de proposer leurs propres services. Leur métier est de construire des réseaux, notamment les «derniers kilomètres» reliant monsieur tout le monde à Internet, et d'en monnayer l'accès. Jusqu'à aujourd'hui, les FAI ont tiré l'essentiel de leurs revenus de la vente d'abonnements. Leur rentabilité à deux chiffres incite à minorer leurs plaintes sur la croissance du trafic. Entend-on Vinci se plaindre de l'accroissement du trafic routier ? Certe, les FAI français subissent une pression particulière du fait de l'omniprésence du tout-illimité dans les offres aux particuliers. Ils ont su cependant trouver des modalités d'augmentation de leur tarif. Free, par exemple, a su augmenter le coût de son abonnement à l'Internet sous prétexte d'une nouvelle «box» supposée apporter une meilleure expérience.
Entre ces deux extrêmités existent bien d'autres intermédiaires techniques. Les transitaires, sortes de super-FAI, opèrent des réseaux à échelle mondiale. Leurs modalités tarifaires sont presque toujours fondées sur les volumes réellement échangés. Les «Content Delivery Network», comme Akamaï, ont pour métier de «rapprocher» les contenus de ceux qui les consultent, à l'aide d'une infrastructure technique complexe. Sur le net, les communications ne sont en effet pas instantanées. Afin de raccourir la vitesse d'accès et de chargement à «une page», il est souhaitable que le serveur proposant le contenu désiré par un utlisateur soit «le plus proche possible» de ce dernier.
En plus de ces acteurs presque tous apparus avec l'Internet - ils n'existaient pas ou si peu il y a 15 ans, on comptera également trois grands groupes d'intérêts : les ayants droits, d'oeuvres de tous types (audiovisuel, cinéma, musique, presse, etc.) ; les États et leur tendance à vouloir contrôler les échanges, notamment à des fins de sécurité publique ; les citoyens-consommateurs, dont les intérêts très fragmentés divergent souvent de ceux des États.
Que peut-il se passer ?
Sur l'internet filaire (par ADSL, câble, ou fibre), la neutralité est peu ou prou la règle aujourd'hui. Il existe certes quelques atteintes manifestes, comme le filtrage du port 25 (de courrier électronique) chez certains prestataires ou la limitation du trafic descendant (vers l'abonné) chez certains FAI, mais monsieur-tout-le-monde peut globalement faire ce qu'il veut et le geek peut trouver chaussure à son pied.
La situation sur le mobile est différente. Sous prétexte de rareté, les opérateurs multiplient les atteintes à la neutralité, empêchant l'utilisation de téléphonie par internet sous de fallacieux prétextes techniques (en fait, pour imposer l'utilisation de leurs propres services vocaux), interdisant le P2P, etc. On notera que cette prétendue rareté disparaît lorsqu'un opérateur offre un accès illimité à ses propres services. Les ondes électromagnétiques ont dû faire une école de commerce...
Ce réseau globalement ouvert connaît une triple pression :
- des FAI, qui cherchent à accroître leurs marges en trouvant d'autres sources de revenus pour financer leurs investissements ;
- des ayants droits qui estiment que la faculté donnée à chacun d'accéder et de proposer librement des contenus est fondamentalement mauvaise et doit être entravée ;
- de la puissance publique qui a du mal à s’accommoder de la difficulté à encadrer des échanges acentrés.
Aux États-Unis, la liberté des acteurs économiques semble toujours être la première priorité. Et celle de ces acteurs économiques de proposer de «nouveaux services» essentielle. Ce pays comptent cependant des acteurs puissants dans tous les groupes d'intérêts énumérés et le débat est donc globalement plus équilibré.
La France ne compte, elle, pas ou peu de géants du numérique. Elle ne compte, par nécessité, que des opérateurs de télécommunication et quelques ayants droits. Dans un contexte «d'engagement total» pour l'emploi et alors que le gouvernement Ayrault peine à démontrer une meilleure expertise numérique que ses prédecesseurs, on peut donc craindre le traitement de ce dossier de ce civilisation sous le seul angle économique. Pire encore, on peut craindre une vision réductrice de défense à court terme de nos «champions nationaux» (lire, les FAI et quelques ayants droits) contre «l'Étranger». La qualification par Fleur Pellerin de la neutralité du net comme un « concept américain qui a tendance à favoriser les intérêts économiques de Google, Apple et consorts » n'incite guère à l'optimisme. De plus, les services du ministère de l'industrie n'ont guère brillé par leur capacité à soutenir le développement de l'économie numérique depuis 30 ans (les faits sont cruels...) et la culture colbertiste du contrôle par l'État et des champions nationaux reste la règle.
On peut donc craindre à court terme, d'une part, que la puissance publique pèse de tout son poids pour forcer les éditeurs de service à contribuer plus directement au financement des réseaux des fournisseurs d'accès internet. Les éditeurs étrangers pourraient être tentés à leur tour de limiter, voire de bloquer l'accès à leurs services en France. Le créateur d'un nouveau service est, lui, un peu plus incité à aller créer ailleurs. Il est intéressant de noter au passage que si Free s'attaque à la régie publicitaire de Google avec son filtrage optionnel intégré dans sa box, il ne se risque cependant pas à entraver l'accès au moteur de recherche de Google, élément clé de l'expérience en ligne de la plupart de ses abonnés.
On peut craindre, d'autre part, une tentative de taxation des flux entrant et sortant du territoire. Une telle opération ne conduirait qu'à délocaliser encore plus d'interconnexions à l'étranger. On peut craindre, enfin, que l'État ne souhaite introduire une taxation différenciée en fonction de la nature des échanges. Sous prétexte de financement des réseaux, une tarification en fonction de la nature des contenus échangés pourrait être introduite, différenciant par exemple la vidéo du texte, ouvrant au passage la voie à des taxes spécifiques pour la presse et au blocage de l'échange des «contenus protégés» revendiqués de longue date par les ayants droits.
Que faudrait-il faire ?
Il nous faut, tout d'abord, impérativement ne pas laisser le traitement de cette question dans les mains des économistes. Le net n'est ni un centre commercial, ni une place de marché. Il est aujourd'hui pour des millions d'entre nous un lieu de vie et doit être appréhendé comme tel. À ce titre, laisser le traitement de cette question au seul ministère de l'économie numérique et à Bercy serait très dangereux. Vu l'ancienneté du débat et vu la qualité du travail déjà effectué, une initiative parlementaire serait ici souhaitable.
Les enjeux de société dépassent, d'autre part, de loin la question de la seule neutralité du net. Il nous faut donc traiter cette dernière sans pour autant en faire un absolu, une norme indépassable qui s'imposerait à toutes les autres. On remarquera au passage certains clivages entre partisans de la neutralité du net. Si certains sont des défenseurs du «free speech» à l'américaine, autorisant toutes les expressions, d'autres se situent plutôt dans la tradition française qui choisit collectivement d'interdire les expressions les plus condamnables (incitation à la haine raciale, etc.).
Il nous faut, enfin, protéger de manière très générale ce principe de neutralité du net, en en faisant la première pierre d'un corpus de droits positifs de protection de l'ouverture de la société de l'information. Ce principe devrait donc être ouvert, et concerner tous les intermédiaires techniques et non les seuls FAI. Son respect devrait être contrôlé par une autorité de régulation renforcée, ayant notamment la faculté d'autoriser «a priori» les services dérogeant à la neutralité, les fameux «services gérés». Il sera ensuite temps, dans d'autres textes, de traiter de l'ouvertures d'autres composants essentiels de la société de l'information, par la loi, mais aussi et surtout par le développement d'offres respectueuses de nos libertés. Beaucoup de travail reste à accomplir. À quoi nous sert, par exemple, un internet neutre si tout le monde s'y connecte à l'aide d'un iMachin dont le choix d'applications est étroitement contrôlé par une firme américaine puritaine ?
De manière évidente, il nous faut, par ailleurs, porter ce débat au niveau européen et au-delà... L'Union Européenne n'est toujours pas, aujourd'hui, le «lieu» de ce type de débat démocratique. On peut cependant probablement espérer mieux du Parlement européen que d'un parlement national dont les godillots se comptent sur tous les bancs.
Commentaires
La neutralité du net, concept entièrement imaginé et poussé par Google. Et on veut en faire une loi.
Ils sont forts.
Et Orange verse une somme folle à WP pour réutiliser leur contenus. C'est un partenariat très bénéfique pour WP, en échange de quoi les utilisateurs de l'univers orange restent un peu plus chez Orange. Des liens internes, wahou, quelle entorse à la "neutralité".
Vous feriez mieux de rechercher l'origine de ce concept BIDON, qui ne sert finalement qu'une poignée d'acteurs : GAAF.