Yochai Benkler sur les stratégies d'allocation du spectre
Yochai Benkler, professeur de droit à Harvard, a récemment mis en discussion un papier d'une vingtaine de pages sur les stratégies d'allocation de spectre.
Le spectre dont il est question ici n'a évidemment rien à voir avec Halloween. Il s'agit du spectre hertzien et de ses utilisations, principalement pour la télévision, la radio ou les communications électroniques.
À l'occasion du débat aux États-Unis sur l'utilisation du dividende numérique, Benkler compare les trois grandes stratégies d'allocation de spectre :
- la concession de licences
- les marchés de fréquences
- les bandes libres.
La concession de licences, c'est le modèle traditionnel d'utilisation du spectre. Une fréquence (ou plutôt une bandede fréquence) est allouée à un usage. Telle fréquence sera par exemple allouée à TF1 ou à SFR. Cette allocation est habituellement faite contre espèces sonnantes et trébuchantes (souvenez-vous de la mise aux enchères des licences 3G sous Jospin et voyez aujourd'hui les appêtits en la matière du gouvernement Fillon et du ministre de l'industrie Besson) ou contre l'engagement à respecter un cahier des charges. C'est notamment le cas pour les chaînes de télévsion, qui doivent théoriquement respecter des quotas de diffusion ainsi que divers engagements en faveur de la diversité culturelle.
Les marchés de fréquences sont une évolution de ce premier système, où le propriétaire d'une bande de fréquence a la faculté de la revendre à un tiers.
Les bandes libres, enfin, sont librement utilisables. Les fréquences utilisées par le WiFi sont des exemples de bandes libres. Une autorisation préalable d'utilisation n'est pas requise.
En étudiant les usages de plusieurs secteurs aux États-Unis (téléphonie, gestion d'actifs, gestion de flotte, télémédecine, etc.), Benkler souligne l'importance sous-évaluée des bandes libres. Le professeur de Harvard démontre en effet qu'elles sont le principal lieu d'innovation, de part leur libre utilisation et donc l'absence d'obligation de négociation avec un propriétaire des fréquences.
Plus intéressant encore, Benkler montre que les technologies utilisant les bandes libres sont quasi-systématiquement préférées à celles nécessitant une bande réservée, y compris dans des secteurs critiques, comme la télémédecine. La plupart des usages sont en effet tolérants à une connexion «en pointillés» au réseau et seuls quelques usages très spécifiques, continus et en mobilité, comme la télémétrie de pacemakers, la téléphonie mobile, ou le suivi de flotte en temps réel justifient l'utilisation de fréquences réservées. L'auteur pointe d'ailleurs de manière amusante le cas d'UPS qui, contrairement à ses concurrents, à construit son système d'information en prenant pour hypothèse des connexions discontinues au réseau. Cela lui permet ainsi de s'appuyer sur des technos fonctionnant dans une bande libre plutôt que d'avoir à négocier l'utilisation d'une fréquence.
S'appuyant sur l'étude de la stratégie d'AT&T pour augmenter ses capacités de transmission sans fil lors de la commercialisation de l'iPhone, Benkler estime par ailleurs que le bon fonctionnement des marchés de fréquence n'est pas prouvé. Plusieurs obstacles sont recensés : coûts de transaction, lourdeur réglementaire et, surtout, quasi-impossibilité de dissocier les fréquences des technologies et infrastructures capables d'en tirer partie.
AT&T avait ainsi choisi dans un premier temps d'acheter à Qualcomm des bandes de fréquence. Cet achat n'est toujours pas terminé, pour des raisons réglementaires, et AT&T a depuis longtemps répondu à la demande en s'appuyant sur un réseau de bornes WiFi, ne requérant pas d'autorisations.
Soulignant que les bandes réservées présentent l'avantage sur les bandes libres de nécessiter une infrastructure moindre, car mieux contrôlée et générant moins de «collisions», Benkler estime que ce surcoût apparent est compensé par la généricité et la réutilisation de cette infrastructure, comme c'est le cas avec le WiFi. Pour Benkler, les bandes réservées ont par contre l'inconvénient de donner un avantage compétitif trop important à ceux qui ont à un instant T le moyen de les acquérir. Le professeur de Harvard compare même ces derniers aux fermiers généraux de l'ancien régime en France !
Bref, plutôt que de chercher la rentabilité à court terme, Benkler estime que les états devraient privilégier l'innovation, génératrice à moyen terme de revenus plus importants. Il préconise dans l'immédiat la répartition égale du dividende numérique entre bandes réservées et bandes libres.
Benkler n'oublie pas de pointer au passage la difficulté de promouvoir les stratégies de bandes libres auprès de responsables politiques. Nécessitant une compréhension de l'innovation analogue à celle requise pour comprendre les biens communs informationnels, elle ne dispose pas de grands champions industriels tirant une rente de leur existence et allouant donc les moyens nécessaires à l'acquisition de cette rente.
En France, la partie de la loi sur la télévision du futur portant sur le dividende numérique a consacré la réservation de la moitié de ce divivende, généré par le passage de la télévision analogique à la télévision numérique, à l'audiovisuel. Cet épouvantable gâchis a été hacké par les politiques numérico-compatibles, qui ont fait en sorte que les fréquences les plus intéressantes (la «bande en or») soit dévolue aux télécoms. L'importance de l'allocation de plus de bandes de fréquences à un usage libre a, elle, encore du chemin à faire !