Après des mois de travail, Pierre Lescure a rendu son rapport. Il succède dans cet exercice à Denis Olivennes (à l'époque PDG de la Fnac) et Patrick Zelnik, fondateur de Naïve.
À un vendeur de supports physiques et des appareils permettant de les lire et à un producteur succède donc l'ancien patron de Canal +. Cet énoncé est certes très réducteur - chacune de ces trois personnes est bien plus. Mais cette analyse grossière apporte cependant un éclairage intéressant à l'un des principaux apports de ce rapport : l'importance reconnue des distributeurs, essentiellement les éditeurs de service en ligne, et la proposition d'un train de mesures visant à permettre enfin l'émergence de plus de champions français.
Le rapport Lescure propose en effet notamment une mesure aussi emblématique que provocatrice pour les majors de la musique : la gestion collective obligatoire, si un code des usages de ce secteur n'était pas adopté et respecté par les producteurs :
«En outre, dans l’hypothèse où les producteurs phonographiques refuseraient la régulation négociée proposée plus haut (établissement d’un code des usages sur les rapports avec les plateformes et conclusion d’un accord collectif sur la rémunération des artistes), la mise en place d’une gestion collective obligatoire des droits voisins pourrait être envisagée. Il s’agirait de tirer les conséquences de la défaillance de la gestion individuelle qui ne permet pas une exploitation des œuvres dans des conditions satisfaisantes et qui crée des entraves au développement de l’offre, des distorsions concurrentielles et des déséquilibres dans le partage de la valeur.»
Toute personne s'intéressant de longue date à ce secteur ne peut que sourire, les producteurs n'ayant jamais ou presque respecté leurs engagements. L'hypothèse de non-respect est ici toute rhétorique. Il est très heureux de voir ceux qui bloquent le développement d'offres attractives depuis plus de 10 ans ramenés à une plus juste place. Cela me semble être un important symbole, insuffisamment remarqué.
Le rapport Lescure a d'autres vertus. Je tâche un peu plus bas d'énumérer celles qui me semblent les plus remarquables. Je ne lui reconnais cependant pas celle de chercher une paix entre les acteurs de l'Internet et ceux de la Culture. S'il prétend ne pas les opposer, c'est pour mieux regretter l'absence d'éditeurs français, à quelques exceptions près, et mieux désigner comme adversaires des sociétés américaines qui, comme toutes les multinationales du monde, pratiquent l'optimisation fiscale. Je n'apprécie certainement pas cet exercice, mais j'aimerais vraiment comprendre pourquoi on ne le condamne que pour le numérique, si ce n'est du fait du faible nombre d'acteurs français... Non, le rapport Lescure n'est pas un rapport de paix dans la société de l'information, ce malgré quelques avancées notables. Dès sa première page, il évoque ainsi
«La révolution numérique, multiple, universelle, réjouissante, débordante et aussi déstabilisante a, d’ores et déjà, changé le fonctionnement du monde et de nos vies. La révolution est là. Elle ne va faire que croître et embellir et c’est tant mieux.»
Il dénonce également
«Les contraintes liées aux mesures techniques de protection (« DRM » dans le langage courant), qui entravent certains usages, les restrictions territoriales, ou encore les limitations relatives aux supports ou aux moyens de paiement, sont également d’importantes sources de frustration.»
et appelle, page 17, à une régulation plus forte et plus large.
Dans la même section, il estime, mieux encore, que
«il est vain de vouloir éradiquer l’offre illégale et néfaste de stigmatiser ses usagers»
Dans le même esprit, le rapport Lescure appelle à un effort d'imagination et à ne pas recycler de vieilles recettes :
«Les instruments traditionnels mobilisés pour la régulation de la diffusion analogique (quotas de diffusion) ou de la distribution physique (soutien aux librairies, prix unique du livre) ne sauraient être transposés à l’identique dans le monde numérique»
Pour en finir avec les principaux points positifs, notons :
- un appel insistant à mieux répartir la valeur, en garantissant la part de revenu des auteurs et des artistes-interprètes ;
- une reconnaissance de l'auto-édition et de l'auto-production, notamment par des collectifs et des coopératives (page 20) :
«L’autoédition et l’autoproduction, rendues plus accessibles par les technologies numériques, permettent à un nombre croissant de créateurs de s’affranchir de la tutelle d’un intermédiaire et, ainsi, de conserver une part plus élevée des revenus de leurs ventes. Toutefois, sous réserve de quelques exceptions très médiatisées, les auteurs autoédités et les artistes autoproduits peinent souvent à se faire connaître et à émerger au milieu de l’hyper-offre numérique. Plus prometteuse est l’émergence de nouvelles formes d’organisation (coopératives d’édition numérique, collectifs d’artistes), qui garantissent aux créateurs un meilleur partage de la valeur que celui applicable dans les modèles traditionnels, tout en leur prodiguant un soutien artistique, technique ou commercial dont ils ne bénéficieraient pas en autoédition ou en autoproduction.»
- l'appel à améliorer les exceptions éducation et handicap, page 37 ;
- l'appel à mieux protéger le domaine public, page 38 :
- en encadrant les partenariats public/privé,
- en luttant contre les phénomènes de réappropriation,
- en lui donnant une définition positive.
- la volonté de conforter les licences libres (à la Creative Commons), notamment face à la gestion collective, page 39, en permettant de placer certaines oeuvres sous de telles licences tout en en confiant d'autres à des sociétés de gestion (comme la SACEM) ;
- la prise en compte de l'importance des meta-données, essentielle à une bonne traçabilité des oeuvres et à une bonne répartition des droits (page 41).
Si ces avancées sont indéniables, elles n'éclipsent cependant pas les aspects négatifs de ce rapport. S'il met l'accent sur la répression de la contrefaçon commerciale et appelle presque à une légalisation en creux des pratiques à but non-lucratif, ses propositions en la matière sont particulièrement dangereuses. Pages 34-35, le rapport Lescure esquisse ni plus ni moins qu'une «SOPA à la française», un dispositif qui permettrait d'obtenir des intermédiaires techniques et financiers des mesures drastiques contre les acteurs soupçonnés de contrefaçon, sans les garanties que peut apporter l'intervention de l'autorité judiciaire.
Audacieuse sur la gestion collective obligatoire des droits voisins, la position de Pierre Lescure se fait bien plus dogmatique sur une éventuelle légalisation des échanges hors marché (lire la page 31). C'est ici quasiment un copier-coller des arguments des producteurs... Mais est-ce vraiment surprenant ? Pierre Lescure sait qu'il ne pourra pas faire passer toutes les mesures contenues dans son rapport. Il semble chercher à chaque instant jusqu'où il peut «secouer le cocotier», de manière suffisamment argumentée. Ne sous-estimons pas non plus l'importance de sa culture de distributeur. Les producteurs hurlent tout autant à l'inconstitutionnalité d'une légalisation des échanges hors marché qu'à la mise en place d'une gestion collective obligatoire, pour des motifs juridiques analogues. Il y a bien ici un choix, très politique, de ne pas prendre de front tous les acteurs en même temps, de ne pas ouvrir «le front du cinéma» en plus du «front de la musique».
Il reviendra à mon avis au politique - au gouvernement et, s'il ne fait pas son travail, au parlement - de se remettre au travail, d'élargir la perspective et de souligner que l'on ne peut pas raisonner qu'en termes économiques. Le choix de continuer à interdire les échanges non-commerciaux implique de lutter contre leur existence, et donc à une surveillance généralisée des échanges ayant des implications majeures pour notre société. Il revient à des élus mandatés par les Français de poser la question dans toute sa globalité et d'opérer les choix citoyens, et non des seuls acteurs d'une filière économique. Ils ont déjà commencé. Je n'interprète pas autrement les réactions de Patrick Bloche et de Christian Paul.
Le politique pourra également argumenter du respect des droits du public, mis en avant par le rapport page 15 dans la section «Proposer aux publics une offre abordable, ergonomique et respectueuse de leurs droits». J'affirme pour ma part qu'un internaute a le droit d'échanger des oeuvres sans but lucratif et que le distributeur qui ne lui apporte aucune valeur ajoutée par rapport au P2P ne mérite pas d'être rémunéré. En l'absence d'effet négatif clairement démontré sur les ventes, aucune compensation ne devrait être prélevée sur les internautes.
Le rapport Lescure tente également d'adapter le volet «recettes» de l'exception culturelle à l'ère numérique. Si la taxation des opérateurs de telecoms semble légitime, puisque ces derniers sont dorénavant les principaux distributeurs de «contenus», j'ai par contre un avis très négatif sur la nouvelle taxe (ou redevance : peu importe pour le consommateur-payeur) sur les «appareils connectés». Non pas par opposition de principe à une nouvelle taxe, mais parce qu'elle va à son tour frapper une fourniture de biens délocalisables. Hier, on achetait les CD en Belgique ou en Grande-Bretagne pour ne pas s'acquitter de la rémunération sur copie privée. Demain, on commandera dans ces mêmes pays ou directement en Chine son équipement, en réalisant une économie substantielle au passage. Quitte à demander une nouvelle contribution au consommateur, il faut le faire sur un bien ou un service non délocalisable. Je ne vois pas de meilleur candidat que l'abonnement à l'Internet.
Glissons sur les tentations «d'adaptation au cloud» en extrapolant les copies à distance à partir de la taille des supports physiques achetés, augmentant d'autant la rémunération sur copie privée existante. Elle part du postulat que le système de la RCP fonctionne, que son barême est indiscutable et qu'il ne faut qu'aménager sa gouvernance, tant pour ce qui est de la fixation des taux que de la répartition des 25% «de soutien à la création»... (pages 22 et 23)
La persistance de la croyance en ce genre de système dépassé, malgré l'ambition initialement affichée, est encore plus gênante dans certaines mesures envisagées de soutien aux éditeurs, qui relèvent plus de la logique d'un portail tel qu'AOL en 1998 que de l'Internet. Ainsi, le rapport Lescure veut favoriser les éditeurs vertueux, en imposant leur reprise par les distributeurs - j'attends avec impatience de voir les premières exigences de cette nature formulées à un Apple, un Google ou un Yahoo - ou pire encore une priorité de trafic. Malgré l'affirmation (page 3) de « l’absolue nécessité de la neutralité du Net », c'est bien de la mise à mort de cette dernière dont il est ici question... Bref, même si l'effort est indéniable, les réflexes de «contrôles des tuyaux» comme a pu le faire en d'autres temps le CSA avec la radio et la télévision restent présents, dans une moindre mesure, mais tout aussi anachroniques.
La proposition la plus curieuse, du moins sur le seul plan de la logique, concerne l'adaptation de la chronologie des médias. Le rapport Lescure propose en effet essentiellement d'avancer la fenêtre de disponibilité en vidéo à la demande par abonnement à 18 mois et d'expérimenter des avancées de la fenêtre de vidéo à la demande hors abonnement (page 17). Dans la même section, le rapport traite de la disponibilité des séries étrangères, souhaitant accélérer leurs sous-titrage et les rendre disponibles plus tôt. Alors qu'une série comme «Games of Thrones» est massivement téléchargée dès sa première diffusion, on ne peut que s'étonner de la faiblesse de ces mesures. Les internautes attendront sans aucun doute, parce que Pierre Lescure l'a proposé, 18 mois plutôt que 36 pour accéder par abonnement à des oeuvres qu'il peuvent pour la plupart trouver immédiatement en P2P (et parfois avec une qualité supérieure, comme le rapport le pointe lui-même)... ou pas. Si ces propositions défient la réalité, elles n'en sont pas moins le reflet de ce que les professionnels de la profession sont prêts à accepter... Bref, on est ici en plein hollandisme, en pleine recherche d'un consensus introuvable là où il faut assumer une rupture et oser la mise en place d'une chronologie des médias autorisant tous les types d'exploitation d'une oeuvre dès sa première communication au public, comme le propose Philippe Aigrain depuis plusieurs années...
Symbole de la politique culturelle numérique de Nicolas Sarkozy, les lois hadopi et la haute autorité qu'elles ont mise en place sont bien évidemment abordées par ce rapport. Les passages qui en traitent sont parmi les plus étonnants, reprenant sans sourciller le bilan de son action par l'autorité elle-même et les affirmations péremptoires non étayées de ses partisans. Ainsi, la Hadopi aurait un effet avéré, ne coûterait pas si cher (!) et ne devrait être aménagée qu'à la marge, en remplaçant la suspension de l'accès internet par une amende de 60 euros (ou plus en cas de récidive), en transférant la gestion de la riposte graduée au CSA... Pourtant, les pratiques illicites n'ont pas été enrayées en France, même moins que dans bien d'autres pays... Là encore, il semble que Pierre Lescure ait choisi de ne pas prendre de front les partisans de l'hadopi, qui font de cette dernière une quasi-religion, et de mettre le gouvernement et le Parlement face à leurs responsabilités.
En conclusion, on espérera que le gouvernement, puis le Parlement, sauront retenir du rapport Lescure ses aspects touchant à la régulation du marché. Tout comme le rapport Zelnik, il comporte plusieurs propositions intéressants en la matière. Et l'on tentera, sans trop d'espoir au regard de la première année de mandat de François Hollande, de convaincre qu'il est temps, plus que temps, d'avoir une vraie «politique de civilisation» qui reconnaisse tous les apports du numérique au-délà du seul secteur marchand et légalise les échanges à but non lucratif.